dimanche 30 novembre 2014

De l’entrepreneuriat social à l’entrepreneuriat responsable

Cette tribune prolonge, approfondit et partage une discussion avec mes collègues oeuvrant à la promotion de l’entrepreneuriat social. Je leur dis, depuis longtemps déjà, que je ne suis pas à l’aise avec l’appropriation du label ‘social’ par un mouvement dont les réalisations et la médiatisation ont fini par installer l’idée qu’il y aurait les bons samaritains, les entrepreneurs sociaux, et les méchants capitalistes, les entrepreneurs à but lucratif.
Parce que les idées orientent non seulement les discours mais aussi les comportements et décisions des acteurs publics et privés, il est nécessaire d’effectuer un travail idéologique pour remettre les pendules à l’heure et proposer une formulation plus fidèle à la réalité de l’entrepreneuriat au 21ème siècle.
L’appropriation du label ‘social’ par les promoteurs d’une partie du phénomène entrepreneurial sous-tend que l’entrepreneuriat à but lucratif serait asocial, au minimum, ou carrément anti-social. Je pense que l’entrepreneuriat à but lucratif ne peut être ni l’un ni l’autre.
L’entrepreneuriat n’est pas asocial et ne peut pas être anti-social
L’entrepreneuriat à but lucratif ne peut pas être asocial comme on pourrait être agnostique ou apolitique. L’entrepreneur hors sol n’existe pas. L’entrepreneur vit et opère dans un contexte social. Ses actes sont influencés par le milieu social ambiant et l’impactent en retour. Ne dit-on pas souvent que les grands bâtisseurs d’entreprises se sont trouvés au bon moment et au bon endroit. Sans diminuer en rien la valeur des individus, les grands entrepreneurs, comme les grands personnages historiques, se sont trouvés en phase avec leur milieu et époque. Réserver le label ‘social’ à une partie du phénomène entrepreneurial n’a pas de sens. Tout entrepreneuriat est social parce qu’il constitue un ‘fait social’ au sens durkheimien.
L’entrepreneuriat à but lucratif ne peut pas être anti-social. Je n’aurais pas pu avancer cette affirmation avec force si j’écrivais au 19ème ou durant la première moitié du 20ème siècle. Je n’aurais pas pu non plus le faire si j’écrivais depuis un pays dominé par la forme primitive du capitalisme.
Dans les pays avancés où le développement de la démocratie, de la société civile, des médias et de l’opinion publique, les entrepreneurs sont soumis à un contrôle légal et social fort et ne peuvent pas, plus, se permettre de jouer contre la société. La légitimité de la quête du profit est désormais conditionnée au respect des gens et de la nature. Autrement dit, si le droit de rechercher le profit n’est pas remis en cause, la manière dont l’entrepreneur le réalise fait l’objet d’un contrôle social de plus en plus normatif, au point que certains le trouvent, parfois non sans raison, excessif.
Même si ceci est contesté par une partie des historiens, j’adhère à la thèse du développement inéluctable de l’éducation, de la démocratie et de la société civile. Aussi, je pense que les entrepreneurs opérant dans des pays où cette évolution n’est pas encore accomplie seront comptables des externalités négatives, sociales et environnementales, et ne pourront pas continuer à mal traiter les gens et la nature.
L’entrepreneuriat dit social ne l’est pas toujours
Ayant, il faut espérer, montré pourquoi l’entrepreneuriat est forcément social, il convient de tenter une déconstruction de l’entrepreneuriat dit social. La caractéristique distinctive revendiquée par les promoteurs de cette forme d’action est de placer la finalité sociale au centre d’une entreprise. Lorsqu’un projet a une dimension marchande, la logique voudrait la soumettre à la finalité sociale. Les entrepreneurs sociaux étant des êtres humains, cette noble soumission de l’économique au social s’avère moins noble dans certaines pratiques.
Les entrepreneurs sociaux sont des êtres humains et les organisations qu'ils mettent en place pour servir une cause noble, si elles ne sont pas étroitement contrôlées, peuvent se retourner contre la mission. Par exemple, la distribution agressive de micro crédit par des agents complaisants a aggravé les difficultés de beaucoup de famiiles pauvres. En 2010 seulement, le gouvernement de l'Andhra Pradesh a recensé 80 suicides parmi les 'bénéficiaires' de micro crédit ( plus détails à: http://www.bbc.com/news/world-south-asia-11997571). L'Inde a vu l'introduction en bourse d'entreprises de micro crédit au motif, cynique, que ceci faciliterait l'accès à plus de fonds pour sortir plus de familles de la misère. Le micro crédit est également controversé au Bengladesh, où il a été inventé par Mohammad Yunus, et au Maroc.
Parce que l’exemple du micro crédit est facile, il faut trouver d’autres illustrations des dérives de l’entrepreneuriat social. J’ai eu à connaître récemment du projet d’un jeune entrepreneur qui assume sans complexe que le projet qu’il présente comme social est en fait une entreprise à but lucratif reposant sur un alibi (le mot est de moi) social.
L’entrepreneuriat dit social le devient moins lorsqu’il se transforme en profession, voire en fonds de commerce. Lorsque les revenus ou bien seulement l’identité sociale d’une personne ou d’un groupe repose sur une entreprise sociale, la pérennisation de cette entreprise devient généralement sa propre fin. La sociologie des organisations a bien éclairé le processus d’institutionnalisation qui transforme un moyen, une organisation destinée à traiter un problème social, en fin de son propre fonctionnement. Lorsque le revenu, le pouvoir, le salut, le sens de la vie ou l’identité d’un entrepreneur social passe par le service des pauvres, des malades ou des opprimés, l’existence de ces populations devient nécessaire à la continuité des organisations censées leur venir en aide.
Les grandes réussites en entrepreneuriat social se traduisent par la mise en place d’organisations, parfois de très grande taille. Dès lors, ces organisations sont obligatoirement traversées par les phénomènes classiques documentés par la sociologie des organisations : luttes pour le pouvoir, conflits sur l’allocation des ressources, perte de vue de la mission première de l’organisation, émergence de silos, soumission des bénévoles aux technocrates, etc.
Dépasser la dichotomie : l’entrepreneuriat responsable
Puisque l’entrepreneuriat à but lucratif est forcément social et que l’entrepreneuriat social n’est pas toujours aussi social, il faut chercher la ligne de clivage ailleurs que dans le label social. De mon point de vue, la bonne distinction est à établir entre des formes responsables et irresponsables d’entrepreneuriat. Parce qu’il est plus facile de définir la forme négative, l’entrepreneuriat irresponsable est celui qui met, de facto, les intérêts égoïstes de l’entrepreneur au cœur d’un projet et qui cherche à atteindre des buts, serait-ce le salut de l’âme, en faisant supporter des externalités négatives, non consenties, aux gens et ou à l’environnement.
Par contraste, l’entrepreneuriat responsable, à but premier lucratif ou non, commence par reconnaître à l’entrepreneur le droit de poursuivre ses propres objectifs et lui fait obligation de le faire dans le respect des gens et ou de l’environnement. L’entrepreneur responsable idéal ne produit pas d’externalités négatives. L’entrepreneur réel peut produire des externalités négatives et doit les prendre en charge : nettoyer quand on pollue, développer l’employabilité quand on ne veut pas promettre l’emploi à vie, compenser la pénibilité du travail quand on ne peut pas l’éviter, etc.
Mettre l’accent sur la responsabilité a un autre avantage. Elle contribue au développement du paradigme de la responsabilité dans le monde de l’entreprise. On parle de leadership responsable, de gouvernance responsable et d’investissement responsable. Ces concepts portent sur la conduite d’organisations existantes dont la création requiert des entrepreneurs responsables.

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