dimanche 30 novembre 2014

Y a-t-il des spécificités de la notion de 'besoin' en entrepreneuriat social?

Cet essai compare la notion de besoin dans l’entrepreneuriat social et dans l'entrepreneuriat à but lucratif.
Après un très bref rappel des conceptions du 'besoin' dans la recherche académique en entrepreneuriat, j’introduis et discute quatre points de contraste entre l’entrepreneuriat social et l’entrepreneuriat à but lucratif.
La notion de besoin occupe une place centrale dans le processus entrepreneurial. Il va de soi que le succès ou l’échec d’un projet dépendent, dans une large mesure mais pas seulement, de l’identification et de la validation d’un besoin auprès d’une clientèle suffisamment solvable pour rémunérer les efforts et la prise de risque des entrepreneurs.
A côté de cette conception 'positiviste' du besoin comme une donnée objective, déjà là, que les entrepreneurs n’ont qu’à détecter et exploiter, une conception 'créationiste' a émergé de l’observation empirique du phénomène entrepreneurial. De nombreux entrepreneurs, opérant pour une grande part sur des marchés de masse, doivent leur réussite à la création de toute pièce de nouveaux besoins chez leurs clients.
Comme à chaque fois que deux termes sont opposés, il se crée un espace pour une troisième voie que je qualifie de 'constructiviste' qui correspond au parcours d’entrepreneurs qui partent d’une définition initiale du besoin à adresser et le reformulent, plus ou moins radicalement, au fur et à mesure de leur cheminement et de leur contact avec le réel.
La première spécificité de l’entrepreneuriat social, selon moi, doit être de répondre à des besoins réels chez une population et de s’interdire de créer des besoins nouveaux. Cette prescription morale n’interdit pas à l’entrepreneur social de faire œuvre de créativité et de reformuler un besoin. Une population peut, par exemple, exprimer le besoin de médicaments pour soigner une maladie. Un entrepreneur social créatif comprendra que la maladie est causée par la pollution de l’eau et orientera ses efforts vers la réponse à ce besoin sous-jacent mais non ressenti comme tel par ses interlocuteurs directs.
En corollaire au point précédent, là où l’entrepreneur à but lucratif a intérêt à créer auprès de ses clients une relation de dépendance favorisant le ré-achat perpétuel, l’entrepreneur social doit avoir comme but ultime la disparition du besoin en tant que besoin. Si un entrepreneur social a choisi de combattre la malnutrition dans un village, il aura réussi quand sa présence sera superflue.
Là où le besoin adressé est permanent, tel que la fourniture d’énergie par exemple, l’entrepreneur social doit mettre ses ‘clients’ en capacité de subvenir à leurs besoins au lieu de les maintenir dans un état de dépendance. L’entrepreneur à but lucratif trouve très souvent son intérêt dans l’aliénation perpétuelle de ses clients. L’entrepreneur social doit en cultiver les conditions d’autonomie.
Le deuxième point de comparaison entre l’entrepreneuriat social et l’entrepreneuriat à but lucratif se situe dans la pluralité des acteurs et de leurs besoins. En dehors du contexte particulier de plateformes internet multi-facettes où le client direct n’est pas forcément le payeur, l’entrepreneur à but lucratif fonctionne dans un schéma simple où le besoin et la capacité de payer sont réunis chez les mêmes clients. L’entrepreneur social opère rarement dans un schéma aussi simple et doit, souvent, interpréter et faire converger les besoins de plusieurs acteurs : une population qui a besoin d’un service de base, une fondation privée à la recherche d’un type de projets à financer, des décideurs politiques qui ont besoin de montrer à leurs mandants leur mobilisation sur certains sujets, etc. Lorsque les besoins sont pluriels, l’entrepreneur social doit agir en agrégateur et concevoir des projets où les besoins des parties prenantes peuvent être correctement adressés.
Le troisième point de comparaison entre les deux formes d’entrepreneuriat est relatif à la taille du marché cible. L’entrepreneur à but lucratif a intérêt à identifier un besoin commun au plus grand nombre possible de clients pour générer des économies d’échelle et maximiser la part de marché et le profit. L’entrepreneur social ne peut certes pas ignorer l’équation économique de son projet mais il doit être moins concerné par les grands nombres. Quand il s’agit de sauver des vies ou d’aider un groupe humain isolé, même petit, à satisfaire des besoins vitaux, les nombres comptent peu. Un entrepreneur social qui cherche d’abord le contact direct avec les gens peut tirer une très grande satisfaction d’une action à petite échelle. Je n’ignore pas que la très grande majorité des entrepreneurs à but lucratif opèrent, également, à petite échelle mais ceci est davantage le résultat des forces du marché que l’expression d’un choix bien compris.
Le quatrième et dernier point de comparaison a trait au degré d’adéquation entre le besoin adressé et le système de valeur de l’entrepreneur. Même si les entrepreneurs à but lucratif disent très souvent qu’ils cherchent d’abord à se réaliser dans un projet et que le profit est secondaire, la vérité est que la poursuite du profit, surtout quand il est là, reste un moteur puissant. L’entrepreneur social quant à lui n’a pas le luxe de choisir entre la réalisation personnelle et le profit. Bien au contraire, l’entrepreneur social donne de sa personne et assume un coût d’opportunité très élevé. Puisque la fonction d’utilité de l’entrepreneur social n’a pas de composante pécuniaire, il doit choisir parmi tous les besoins possibles, et ils sont très nombreux, celui ou ceux qui parlent le plus fort à sa subjectivité. Par subjectivité, j’entends à la fois les valeurs fondamentales, les préférences personnelles et les compétences. La nature humaine étant ce qu’elle est, l’entrepreneur social ne reçoit pas toujours des marques de reconnaissance de la part des gens qu’il sert. Sa satisfaction, donc sa rémunération en quelque sorte, dépend du niveau d’adéquation entre ce qu’il est, ou veut être, et ce qu’il fait.

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